Bientôt un Uber ou un Airbnb coopératif et éthique ?
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De la célébration à la dénonciation
Depuis, le vent a tourné. Le terme a disparu des radars, tout comme ses plus fervents zélotes. Il faut dire que la réalité n’a pas été aussi enchanteresse que prévue. Si Airbnb ou Blablacar rendent des services incontestables à leurs utilisateurs, ces entreprises se sont aussi imposées comme des acteurs monopolistiques fixant unilatéralement leurs conditions, prélevant allègrement une rente sur la valeur créée par leurs utilisateurs afin, notamment, de rétribuer leurs actionnaires et doper leur cours en bourse. D’autres acteurs, comme Uber, Lyft, Deliveroo ou Frichti (il faut lire à ce propos le récit édifiant d’un de ses livreurs) ont ajouté à ce modèle un vernis antisocial, se signalant par un contournement systématique du droit du travail et une exploitation sans vergogne des travailleurs. Dans ce contexte, alors que la célébration de l’économie du partage a laissé place à la dénonciation de l’uberisation de l’économie, que faire ?
« Les plateformes coopératives sont un véhicule pour que les personnes qui ont des vues similaires puissent s’organiser et lutter pour les droits fondamentaux des travailleurs ».
Certaines voix plaident pour un détournement du modèle même des plateformes, ou plutôt pour sa réappropriation. En d’autres termes, il s’agirait de construire des plateformes coopératives, alternatives, appartenant à leurs utilisateurs, traitant dignement leurs travailleurs et protégeant les données personnelles. Parmi les promoteurs de cette idée, on trouve notamment l’universitaire américain Trebor Scholz, professeur à la New School de New York, père du concept de digital labor et initiateur d’un mouvement international autour de ce qu’il nomme le « coopérativisme de plateforme ». Si « les plateformes coopératives ne sont pas une solution miracle pour la société, explique-t-il, elles sont un véhicule pour que les personnes qui ont des vues similaires puissent s’organiser et lutter pour les droits fondamentaux des travailleurs ».
Cloner le noyau technologique d’Uber
Dans un ouvrage, publié en 2016 aux États-Unis – et traduit en France l’année suivante chez FYP éditions), intitulé Le coopérativisme de plateforme : 10 principes contre l’uberisation et le business de l’économie du partage, Scholz esquisse quelques principes pour guider la démarche. Il faut, écrit-il, « cloner le noyau technologique d’Uber, TaskRabbit ou Upwork (une plateforme pour les travailleurs indépendants, ndlr). Il s’agit d’épouser la technologie, mais de s’en servir avec un modèle de propriété différent, en adhérant aux valeurs démocratiques. (…) Les plateformes peuvent être détenues et pilotées par des syndicats, des villes et diverses formes de coopératives faisant preuve d’inventivité ».
Pour soutenir ce projet, Trebor Scholz a lancé en 2017 le Plateform cooperative consortium afin de mettre en réseau et d’accompagner les initiatives existantes. Car de nombreux projets de ce type ont déjà vu le jour (plus de 350 dans 26 pays, selon les chiffres du chercheur américain). Trebor Scholz cite par exemple Cotabo, une coopérative de chauffeurs de VTC italiens comptant 5000 membres, Smart, plateforme coopérative qui accompagne les travailleurs freelance, présente dans 9 pays et forte de 100 000 membres, Fairbnb, alternative à Airbnb qui promet de reverser ses profits dans le développement de projets éthiques au niveau local, ou bien encore CoopCycle, plateforme française qui défend la livraison à vélo respectueuse des livreurs et de l’environnement et met à disposition une solution logicielle pour créer localement sa coopérative de livreurs.
« Dans tous les cas, explique Trebor Scholz, nous nous sommes rendus compte que les plateformes coopératives étaient plus productives, traitaient mieux leurs employés et étaient plus résilientes en cas de crise. Le taux d’absentéisme et le turnover y sont plus faibles. Et enfin, la vie privée des utilisateurs est beaucoup plus respectée ». S’il n’existe pas de modèle type pour ces plateformes, elles s’inspirent toutes des expériences coopératives antérieures à l’essor du numérique.
Le contraire d’un modèle spéculatif
« Le principe clé de l’entreprise coopérative, explique ainsi Olivier Frey, économiste spécialiste du sujet, c’est une personne = une voix. C’est un principe démocratique. L’idée d’une plateforme coopérative, c’est d’être co-propriétaires de la plateforme ». De cet affirmation découle un des premiers défis posés à ce genre d’initiative : le financement. « L’idée, c’est de faire vivre et prospérer une entreprise sur le long terme, rappelle Trebor Scholz. L’argent des capital-risqueurs qui financent des entreprises comme Uber ou Airbnb n’est pas disponible pour nous car il n’y a pas de perspective de profits à très court terme et de revente rapide à Google ou à une autre entreprise. Nous ne sommes pas dans un modèle spéculatif. C’est tout le contraire ».
Bastien Sibille est président de Mobicoop, plateforme coopérative de covoiturage née pour battre en brèche le monopole de Blablacar. Chez Mobicoop, contrairement à Blablacar, on ne prélève pas de commission sur les trajets effectués par les utilisateurs. La plateforme, elle, appartient à ses coopérateurs, qui ont acheté des parts sociales de l’entreprise et participent aux décisions stratégiques. La vente de ces parts n’est toutefois pas une source de capital suffisante. Le bénévolat est pour l’heure au coeur du modèle et il a fallu trouver d’autres moyens de générer des revenus. « Nous avons un modèle basé à 98% sur de la prestation de services, précise Bastien Sibille. Nous répondons à des appels d’offre de collectivités qui veulent mettre en place des services de covoiturage ou qui ont besoin de conseil en mobilité. Cela génère un chiffre d’affaire de 500 à 600 000 euros par an. L’idée, à terme, c’est de compléter cela avec du don, en nous inspirant de ce que font Wikipedia ou HelloAsso. Nous pourrions ainsi proposer à chacun de nos utilisateurs de nous laisser un pourboire après avoir effectué un covoiturage ».
« La question de la masse est cruciale. Au-delà de ça, on peut avoir le plus beau site du monde, la plus belle appli, ça ne sert à rien »
Chez Open Food France, plateforme qui fait la promotion des circuits courts alimentaires et met à disposition un logiciel open source pour gérer localement des coopératives alimentaires, on a pu compter sur le soutien de fondations privées pour amorcer le projet mais, là encore, le bénévolat a été une donnée clé de l’équation.
Ce manque de financement est une question récurrente pour les plateformes coopératives. Sans aucun doute le défi majeur à surmonter. Car qui dit manque de financement dit souvent manque de communication autour des projets. Car qui connaît Smart, Fairbnb, Open Food ou CoopCycle ? Ce manque de notoriété se traduit pour l’heure par un déficit d’utilisateurs, un autre défi de taille à relever. « La seule vraie question, c’est celle-là affirme Bastien Sibille. La question de la masse est cruciale. Au-delà de ça, on peut avoir le plus beau site du monde, la plus belle appli, ça ne sert à rien. Avec ses 260 000 comptes utilisateurs, Mobicoop est sans doute le projet de plateforme coopérative de plus grande ampleur en France, mais pour que notre système marche vraiment il en faudrait au moins 1 million ». Mobicoop peut toutefois se targuer d’avoir déjà 15 salariés, 150 bénévoles actifs et 700 coopérateurs. « Nous sommes au début de l’histoire tient à rappeler Myriam Bouré, nous sommes encore dans une période de défrichage. Mais je pense que le mouvement engagé est très prometteur ».
Cohabiter plus que détruire
Pour bon nombre d’acteurs du coopérativisme de plateforme, l’idée n’est pas de faire disparaître Uber, Airbnb ou Deliveroo. « Historiquement, les coopératives n’ont jamais détruit les grandes entreprises, rappelle Trebor Scholz, elles ont cohabité, elles ont fait partie de l’économie, du paysage, comme un choix supplémentaire offert aux gens ». Il s’agit surtout de proposer un contre-modèle aux plateformes monopolistiques, une alternative au modèle de l’uberisation. « Pour moi, c’est une question de justice sociale par rapport à la communauté qui, sur le terrain, fournit le service, souligne Bastien Sibille. Les gens qui partagent leur voiture créent de la richesse. Et aujourd’hui, cette valeur créée par les utilisateurs est accaparée par quelques fonds d’investissement. Blablacar, par exemple, est valorisée 1,4 milliard de dollars, c’est clairement démesuré par rapport à la solution technique qu’elle apporte. Le delta, c’est sa communauté d’utilisateurs. Moi, je veux des plateformes qui garantissent aux communautés le fait que le bien commun créé reste du bien commun. C’est une réponse à l’uberisation, clairement ».
Myriam Bouré, co-fondatrice d’Open Food France, abonde dans ce sens. Elle aussi voit dans le coopérativisme de plateforme un enjeu de pouvoir, de souveraineté pour les usagers. « Il s’agit de passer d’un secteur très centralisé,explique-t-elle, avec peu d’acteurs qui ont beaucoup de pouvoir, à quelque chose de beaucoup plus décentralisé, avec beaucoup d’acteurs qui coopèrent entre eux, où le pouvoir est réparti et où les acteurs sont plus souverains. C’est ça le coeur de notre mission. Il s’agit de faire émerger une société des communs ».
Si le « coopérativisme de plateforme » en est encore à ses débuts, les coopératives représentent, à l’échelle mondiale, 300 millions de salariés et 1 milliard de membres. Des chiffres loin d’être anecdotiques et de nature à inspirer. « Le modèle coopératif, ce n’est pas une niche, rappelle Olivier Rey, et je pense qu’il est d’autant plus pertinent aujourd’hui qu’on sent une vraie quête de sens dans le travail chez les plus jeunes ». L’histoire, sans doute, ne fait que commencer.