Emmanuel Botta
Après des années de croissance folle, le marché du bio français a subitement reculé en 2021. Personne ou presque n’a vu venir cette volte-face des consommateurs. Notre enquête.
Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, aiment à rappeler d’un air entendu les économistes lorsqu’un marché ou une action affiche des performances outrancières. Mais s’ils sont certifiés bio, qui sait? C’est peut-être ce qu’avaient fini par se dire spécialistes et professionnels alors que les ventes de produits labélisés AB affichaient, année après année, des taux de croissance à deux chiffres au nez et à la barbe d’un marché du conventionnel souffreteux.
Rien que sur les cinq dernières années, le marché du bio tricolore a tout simplement doublé de taille. “La France est devenue le deuxième plus gros marché en Europe, derrière l’Allemagne, avec un chiffre d’affaires autour de 13 milliards d’euros en 2021. Et, en termes de production, nous avons ravi à l’Espagne la place de leader, avec 2,5 millions d’hectares de terres en agriculture biologique, soit de 9 à 10 % de nos surfaces cultivées”, se félicite Laure Verdeau, la directrice de l’Agence bio.
Et les tickets de caisse de l’année 2020 semblaient indiquer que la pandémie allait rapprocher un peu plus le secteur de la voûte céleste, certains analystes concluant, un peu hâtivement, que le spectre de la maladie avait poussé de nouveaux clients tout droit dans les bras du bio, prêts à payer plus cher pour booster leur capital santé et ainsi s’éviter les affres du Covid. Erreur. “En 2020, le bio a d’abord été porté par les nombreuses ruptures de stocks : les gens achetaient ce qu’il restait en magasin et mettaient dans leur caddie des produits AB moins par choix que par obligation”, pointe Pascale Hébel, économiste spécialiste de la consommation, directrice associée de la société de conseil C-Ways. “Durant les premiers confinements, les Français se sont rués vers les produits de base (lait, oeuf, farine…), ce qui a mécaniquement boosté le bio, historiquement fort dans ces catégories, ajoute Emily Mayer, spécialiste de la consommation pour l’institut IRI. Le fait que nombre de nos compatriotes aient privilégié le “drive” pour limiter les contacts a également bénéficié au bio, car il est surreprésenté dans ce circuit.”
La pandémie a agit comme un écran de fumée
La pandémie a en réalité masqué une mécanique à l’oeuvre depuis fin 2019, où l’IRI avait déjà observé un tassement des ventes. Mais, depuis le printemps 2021, il n’y a plus l’ombre d’un doute : les Français consomment moins de produits labellisés AB. A la fin de l’année, les professionnels du secteur devaient se frotter les yeux devant leurs tableaux Excel, qui indiquaient un recul de 3,1 %. Et 2022 est parti sur des bases encore plus mauvaises. Sur le premier trimestre, les Carrefour, Leclerc ou Intermarché ont enregistré une chute de 6,6 % de leurs ventes de produits AB, quand les spécialistes comme Biocoop, Naturalia ou La Vie claire sauvent à peine l’honneur, avec une baisse de 4,9 %.
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Mais comment expliquer un tel retournement alors même que le bio a clairement remporté la bataille des idées? La grande majorité des Français semble aujourd’hui acquise à la nécessité de protéger notre planète, en limitant les engrais ou les pesticides tout en mangeant plus sain. C’est justement cette victoire idéologique que le secteur est en train de payer au prix fort. Zéro résidu de pesticides, Agri confiance, HVE (haute valeur environnementale), Bleu-blanc-coeur, C’est qui le patron?!…, on assiste ces dernières années à une prolifération de labels et de démarches plus ou moins sérieuses, censées garantir l’origine, la qualité, la préservation de l’environnement ou encore la juste rémunération des producteurs, qui ont fini par faire de l’ombre au label AB. “Pendant longtemps, la seule façon de consommer engagé, c’était d’acheter des produits bio, souligne Olivier Frey, consultant spécialiste de l’agroalimentaire. Aujourd’hui, la moitié des consommateurs de bio sont occasionnels, et ceux-là voient dans ces nouveaux labels une manière de consommer ‘presque bio’, pour bien moins cher.” De quoi agacer. “Un cahier des charges de 300 pages encadre l’agriculture biologique, avec au moins un contrôle par an : il n’y a pas de comparaison possible avec les labels ou pseudo-labels que l’on voit fleurir”, s’emporte Laure Verdeau.
Les produits locaux font de plus en plus d’ombre au bio
Le label HVE, soutenu par le gouvernement, fait tout particulièrement grincer des dents. “Aujourd’hui, plus personne ne veut se réclamer de l’agriculture conventionnelle, alors les chambres d’agriculture et la FNSEA ont poussé pour que l’Etat adoube le HVE, qui est coquille vide ne servant qu’à ripoliner la devanture du conventionnel”, s’énerve un spécialiste du secteur. “En HVE, il n’y a aucune interdiction, juste des promesses de réduction d’intrants (engrais, pesticides…), et ils ont pourtant droit à des réductions d’impôt presque égales à celles des producteurs qui ont fait l’effort de se convertir à l’agriculture biologique”, se désole Pierrick De Ronne, le président de Biocoop.
“Le label HVE n’est coquille vide ne servant qu’à ripoliner la devanture du conventionnel”
Et il y a enfin un petit nouveau, qui a fait une entrée fracassante sur le devant de la scène à l’occasion de la pandémie : le local, porté par l’envie des consommateurs d’aider les petits producteurs. “Il n’est défini par aucune règle, mais dans la tête des gens c’est bien car on connaît, ou on a l’impression de connaître, le producteur”, souligne Pascale Hébel.
Une concurrence nouvelle qui a poussé le secteur à mettre sur pied une grande campagne marketing pour rappeler les fondamentaux du label AB. “Avec la Maison de la bio et huit interprofessions, nous avons investi 1 million d’euros pour lancer une campagne de communication multicanale (affichage, digital et radio) à l’occasion du week-end de la Pentecôte”, se félicite Laure Verdeau. Une campagne pour attaquer le conventionnel et les “labels allégés”? “Les voitures électriques ne s’en prennent pas aux véhicules thermiques, on a le sens de l’Histoire avec nous”, cingle Laure Verdeau.
Le bio a poussé trop vite dans les rayons de la grande distribution
Mais le bio n’a pas seulement à affronter une crise d’image, il doit aussi se cogner une crise de croissance carabinée. La grande distribution, une espèce pourtant pétrie de réalisme – pas le choix quand votre marge est aussi fine qu’une feuille de papier à cigarette – avait elle aussi fini par croire que les arbres pouvaient monter jusqu’au ciel. En quête perpétuelle de relais de croissance, elle s’est mise à racheter des enseignes spécialisées (Monoprix a mis la main sur Naturalia, Carrefour a racheté So.bio puis Bio c’ bon, tandis qu’Intermarché a pris une participation dans les Comptoirs de la bio), tout en multipliant les produits siglés AB dans ses propres rayons. “Ces dernières années, le nombre de références a grimpé de 20 % par an, porté notamment par les grandes marques généralistes qui s’y sont converties massivement”, souligne Emily Mayer. Même les Chocapic ont désormais leur déclinaison bio! Au point qu’aujourd’hui la grande distribution pèse à elle seule 55 % du marché.
“L’industrialisation du bio a fait s’étioler la confiance dans le label AB”
“Mais, ces derniers temps, la croissance des produits AB a plus été portée par la multiplication du nombre de références que par la hausse des achats”, admet Benoît Soury, directeur marché bio chez Carrefour. “En début d’année, les produits arborant le label Eurofeuille représentaient 8 % des références en grande distribution, mais pesaient seulement pour 5 % du chiffre d’affaires”, détaille Emily Mayer. Alors les distributeurs ont arrêté de scruter la cime des arbres pour se pencher sur leur compte de résultat. “Chez Carrefour, le ratio est de 9,5 % de nos références en bio pour 6,5 % du chiffre d’affaires global, on va devoir rééquilibrer un peu, même si on gardera une surexposition du bio”, explique Benoît Soury, lui-même une prise de guerre, puisqu’il était jusqu’en 2018 directeur général de l’enseigne spécialisée la Vie claire. “La grande distribution doit faire face à la concurrence des hard discounters au marketing très agressif, ils ne peuvent plus se payer le luxe de garder en rayon des produits qui ne tournent pas”, souligne Laurent Thoumine, directeur exécutif et responsable du secteur retail en Europe chez Accenture. “Certains distributeurs envisageraient de sortir un quart des références bio dans certains rayons, notamment celles des plus petites marques, qui vont se retrouver dans des situations intenables”, s’alarme un analyste.
Une double punition pour les puristes du bio. “L’industrialisation du secteur a fait s’étioler un peu la confiance dans le label bio, avec des ingrédients qui ont fait des milliers de kilomètres, des pommes qui ont fait le tour de la planète, des produits sous plastique, ou affichant un Nutri-score E”, énumère Pierrick De Ronne. Pour notre homme, si le cahier des charges est respecté, l’esprit du bio, lui, ne l’est pas.
Faut-il muscler le cahier des charges du bio?
Le moment est peut-être venu de retravailler le cahier des charges du bio. “Il faut se servir de ce creux pour muscler le label Eurofeuille, qui perd de son influence car il n’est pas assez exigeant, pointe Christophe Brusset, ingénieur agronome et auteur du livre Les Imposteurs du bio. Il faut s’inspirer des labels privés comme Demeter, Nature & progrès ou encore Bio cohérence, qui sont tous mieux-disants au plan environnemental ou sur le social.” L’auteur pointe ainsi le fait qu’il est aujourd’hui possible de faire pousser des fraises au pôle Nord dans une serre chauffée au fioul et d’obtenir sans l’ombre d’un souci sa certification. L’exemple est bien évidemment caricatural, mais dit beaucoup des limites du cadre actuel. Le patron du bio de Carrefour en convient. “Plutôt que de perdre notre énergie à savoir qui fait le meilleur bio, nous ferions mieux d’unir nos forces pour améliorer le label, notamment sur les questions de bien-être animal ou encore de progrès social.”
Mais, pour certains analystes, le problème du bio est en réalité bien plus basique : il a atteint une sorte de plafond de verre. “En moyenne, un produit bio est de 30 à 40 % plus cher que son équivalent conventionnel. Avec un tel surprix, le bio ne peut pas être autre chose qu’un marché de niche”, tranche ainsi Emily Mayer. “Aujourd’hui, on dépense plus par habitant dans le bio que les Allemands, qui ont pourtant été précurseurs en la matière; ce ne serait pas illogique qu’on ait atteint une sorte de palier”, ajoute Pascale Hébel. L’analyse paraît d’autant plus pertinente que la flambée des prix des produits alimentaires, mais aussi du gaz ou des carburants pèsent lourdement sur le portefeuille des Français, qui doivent faire des choix.
Risque de casse du côté des producteurs
Seule certitude, la volte-face des consommateurs commence déjà à faire des dégâts dans les rangs des producteurs. “L’année dernière, on a dû déclasser 18 % de notre production en lait conventionnel, une perte sèche de 14 millions d’euros pour nos éleveurs”, se désole Ludovic Billard, président de Biolait (25 % de la collecte du lait bio français), lui-même producteur dans les Côtes-d’Armor. Même son de cloche du côté des producteurs d’oeufs. “Nous n’avons pas de chiffres précis, mais on sait qu’il y a eu du déclassement vers les oeufs de plein air. Or le prix payé est deux fois moins élevé qu’en bio; forcément le producteur perd de l’argent”, déplore Loïc Coulombel, vice-président de l’interprofession de l’oeuf (CNPO). Problème, si la demande recule, l’offre continue, elle, de progresser.
“Le bio ne peut pas être autre chose qu’un marché de niche”
Chaque année, un gros millier de fermes font leur aggiornamento bio, persuadées – longtemps à juste titre – de rejoindre une oasis de croissance. “Il faut accompagner ceux qui arrivent aujourd’hui mais qui ont entamé leur conversion il y a trois ans, alors que la croissance était au plus haut”, convient la présidente de l’Agence bio. Pour David Kujas, spécialiste de l’agri business chez Accenture, le danger ne porte pas uniquement sur les nouveaux arrivants : “Les 53 000 fermiers du bio français ont fait des investissements sur dix ans, avec un tel retournement du marché comment vont-ils rembourser leurs crédits? il y aura forcément des conséquences”. Au point de provoquer une vague de “déconversions”?
Ce n’est pas encore le cas, mais nul doute qu’Erik Fyrwald, le patron de Syngenta, regarde la situation avec une certaine gourmandise. Dans une interview donnée début mai au journal dominical suisse NZZ am Sonntag, le directeur du géant de l’agrochimie explique qu’il faut tout simplement arrêter de produire bio, afin de se concentrer sur l’agriculture productiviste et éviter ainsi les vagues de famine à venir, causées par la guerre en Ukraine, grenier à blé de l’Europe. “Le raccourci est sidérant de mauvaise foi, alors qu’à travers le monde seulement 2 % des terres arables sont converties au bio”, enrage Laure Verdeau. “On voit une forte poussée du ‘bio-bashing’, mais si le patron de Syngenta s’autorise aujourd’hui à porter ce message, c’est qu’il se sent menacé par la stratégie européenne Farm to Fork visant à atteindre 25 % de terres cultivées en bio d’ici à 2030″, veut croire Pierrick De Ronne. Reste maintenant à voir si les consommateurs, eux, répondront présents.