C’est un supermarché de quartier dans une rue commerçante de l’Ouest parisien. En ce dimanche d’été, on a sorti les parasols, apprêté les mannequins en maillots de bain et étalé les transats sur une moquette bleu océan. Ce qui retient pourtant l’attention, c’est ce panneau qu’on a manqué de heurter à l’entrée du magasin. Ce n’est pas tant les prix imprimés en rouge qui sont singuliers que l’origine des nectarines, des melons et des filets mignons de porc : Espagne.
Enquête : d’où viennent vraiment les aliments qui finissent dans vos assiettes ?
En moins de vingt ans, notre façon de nous nourrir a été bouleversée. Plongée sans préjugés dans les circuits, parfois opaques, que peuvent emprunter nos aliments.
Par Géraldine Meignan
Des promos comme ça, on pensait qu’on n’en faisait plus. Passe encore pour les fruits. Ce n’est que le début de la saison, on comprend que les consommateurs soient impatients de croquer dans la chair juteuse des nectarines et des melons cultivés pour pas cher en Andalousie, là où le soleil braque ses lumières sur des milliers d’hectares de cultures maraîchères sous serre. Mais le cochon ? Que des porcs importés d’Espagne se cachent discrètement derrière les tranches de jambon vendu sous cellophane, ça, on le savait. En revanche, que des filets mignons à moins de 9€/kg arrivent par camions dans nos supermarchés, on l’ignorait.
Rien ne change donc ? Dans ce même supermarché, des cordons-bleus sont confectionnés avec de la viande élevée en UE (Union européenne) ou au Brésil, des haricots verts cueillis et rangés à la main à Madagascar, un mélange de miels de fleurs bio récoltés quelque part en Europe et en Amérique latine, des groseilles du Portugal, des poires d’Afrique du Sud et des oignons blancs d’Australie. Étonnant !
Il y a (souvent) tromperie sur l’origine
Ces origines variées ou incertaines sont au moins affichées. Mais il y a aussi tout ce qu’on ne nous dit pas. Ces jus fabriqués à base de concentré de pommes chinoises, ces crevettes pêchées en mer d’Écosse, décortiquées en Thaïlande par des petites mains et que l’on retrouve ni vu ni connu dans des plats cuisinés, ces galettes de blé noir fabriquées « artisanalement » avec du sarrasin arrivé tout droit de Chine, du Canada ou de Pologne, ces sauces tomate produites en Italie à partir de tomates cultivées en Chine. Une vraie loterie.
Et puis, surtout, il y a tout ce qu’on nous fait croire. Comme ces melons « charentais », importés du Maroc ou ces framboises, variété Versailles, cultivées en Espagne. À chaque fois, l’appellation est inscrite en lettres capitales, le pays d’origine en tout petit. L’ONG Foodwatch excelle dans l’art de débusquer ce qu’elle appelle les « petites ruses légales » des industriels et des distributeurs pour nous induire en erreur. Elle met régulièrement en garde contre les arnaques made in France : « De nombreux produits font croire qu’ils sont français à grands coups de drapeaux tricolores ou de logos fantaisistes alors que leurs ingrédients viennent de bien loin. Ils sont uniquement “fabriqués”, c’est-à-dire assemblés dans l’Hexagone. »
Démonstration avec cette tarte aux framboises surgelée « cuisinée » en France par Carrefour. Un produit bien de chez nous ! Enfin, c’est ce qu’insinuent l’étiquette et la carte de France imprimée sur l’emballage. Car, en réalité, les framboises viennent de Serbie, d’Amérique du Sud et d’Union européenne… Et que dire de cette boîte de raviolis floquée d’un label bleu-blanc-rouge « viande bovine française » ? « Une viande de bœuf sélectionnée par nos soins au cœur des bassins d’élevage français », nous dit Panzani sur le côté de la boîte. Oui, mais le porc que l’on a ajouté à la recette ? Il est d’origine UE, à en croire l’inscription en lettres minuscules qui figure au dos de la boîte.
Bien sûr, on est déçus, tout prêts que nous étions à croire sur parole les promesses des emballages. N’y aurait-il donc pas un label auquel se fier? Il faut faire la distinction entre les officiels – Label rouge, Appellation d’origine contrôlée, Indication géographique protégée, etc. – et les autres, ceux pondus par des filières, des industriels, des distributeurs – Viandes de France, Origine France garantie… Tous ne garantissent pas que la fabrication a lieu en France, ni que 100 % des ingrédients qui composent le plat cuisiné soient français. Autrement dit, la plus grande prudence s’impose. Le député socialiste Dominique Potier, très impliqué dans les États généraux de l’alimentation, n’y va par quatre chemins : pour lui cette privatisation rampante des labels est un « recul démocratique ». Et de dénoncer « ces normes démagogiques concoctées par les industriels ou les distributeurs ».
Comment s’étonner, dans ces conditions, que le consommateur assimile l’industrie agroalimentaire à « une boîte noire d’où sortent des objets comestibles non identifiés », selon l’expression du sociologue Claude Fischler. C’est bien connu, plus les aliments viennent de loin, moins les gens ont confiance. L’industrie a beau promettre, tracer, coller des étiquettes dans tous les sens, les consommateurs ne se bercent plus d’illusion. Selon une étude menée par Opinion Way, si plus de huit Français sur dix estiment que les informations inscrites sur les étiquettes sont utiles, ils ne sont plus que 53 % à les juger fiables, 46 % lisibles, 34 % complètes.
Nos assiettes sont mondialisées !
Pendant longtemps, incrédules, nous avons rempli notre chariot de supermarché les yeux fermés sans se préoccuper de savoir d’où venaient nos aliments. Avant, la volaille s’élevait à Bresse, les tomates cultivées en Provence étaient charnues et avaient du goût, les poissons se ramassaient dans des filets bretons et les myrtilles se consommaient l’été. C’est terminé. En moins de vingt ans, la mondialisation s’est immiscée l’air de rien dans nos assiettes. Chaque jour, des porte-conteneurs affluent sans relâche aux portes de l’Hexagone avec à leur bord de la viande, du poisson, des plats surgelés, des fruits et légumes, des conserves… Normal, l’industrie agroalimentaire n’échappe pas à la règle du commerce mondial. Elle va chercher toujours plus loin et toujours moins cher des produits qu’elle trouvait autrefois à sa porte. Notre système alimentaire a été littéralement happé dans le jeu de cartes planétaires des échanges agricoles.
Et autant dire que les cartes sont rebattues à un rythme rare comme l’atteste Vincent Chatellier, économiste à l’Inra : « Des pays comme la Pologne ont, en quelques courtes années, émergé ; le Brésil, à l’inverse, aurait pu devenir un acteur de poids et s’est détourné des marchés européens au profit de l’Asie et du Moyen-Orient. » Quant à la production de porc en Espagne, elle s’est hissée, en un claquement de doigts, au deuxième rang juste derrière l’Allemagne.
C’est une autre facette de notre balance commerciale. On parle beaucoup de l’excédent commercial de la ferme France. Un peu moins des flux d’importations qui progressent. Or, ils ont quasiment doublé depuis le début des années 2000. En moyenne, un fruit sur deux que nous consommons vient d’ailleurs, 25 % du porc est importé et, au restaurant, à la cantine ou à l’hôpital, vous avez huit chances sur dix pour que le poulet ne provienne pas d’un élevage français. L’agneau ? Il a de grandes chances d’avoir voyagé de longues semaines en cargo. « Bon nombre viennent de Nouvelle-Zélande où les coûts de production sont imbattables. C’est simple, lorsqu’ils arrivent en rayon, leur prix au kilo est inférieur à celui constaté en France en sortie d’abattoir », décrypte le consultant Olivier Frey. À ce compte-là, on ne peut pas rivaliser. Autre exemple : la tomate du coulis qu’on achète en supermarché. Elle vient probablement de la province du Xinjiang en Chine. Avec 59,6 millions de tonnes de tomates produites sur plus d’un million d’hectares, l’empire du Milieu est le premier producteur et exportateur de tomates au monde.
Mais sait-on seulement le nombre de kilomètres que les plats cuisinés ont parcouru avant d’atterrir dans nos assiettes? Plusieurs centaines, 2 000, voire plus? Longtemps le chiffre de 2 400 km a circulé, repris en boucle, sans qu’on ne sache vraiment d’où il sortait. Le quotidien Libération a mené l’enquête : l’estimation proviendrait d’une étude réalisée aux États-Unis datant de 2001 et basée sur des données de 1998. Autant dire que ça ne tient pas la route. De toute façon, c’est vite vu : « Ça n’a aucun sens d’additionner des kilomètres. Prenez un yaourt à la vanille. Que vont peser les 8 700 km parcourus par 1 g de vanille par rapport à la quantité de lait nécessaire à sa fabrication? », interroge Sarah Martin, chargée de l’alimentation à l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). Alors, vous imaginez pour une pizza ou une boîte de raviolis?
Que l’on ne s’y trompe pas : les aliments voyageurs ont forgé notre système alimentaire. Dans son Histoire des peurs alimentaires (Le Seuil, 2002), Madeleine Ferrières raconte l’arrivée des premiers cargos frigorifiques à Rouen en 1876 avec dans leurs soutes 21 tonnes de bœuf argentin. Dix ans plus tôt, Pasteur avait interpellé Napoléon III, estimant regrettable de « voir la viande en Europe à un prix exorbitant alors qu’à Buenos Aires, elle constitue un embarras ». Le début d’une révolution tranquille. Et puis, les aliments, par essence, sont vagabonds. Ils peuvent être nés quelque part, comme le sarrasin, dans les confins de la Chine et resurgir quelques siècles plus tard en Bretagne. Et forger une tradition régionale culinaire, la fameuse galette de blé noir. Plus récemment, le quinoa cultivé pendant 5000 ans sur les hauts plateaux de Bolivie et du Pérou, est lui aussi parti à la conquête du monde. Y compris sous le ciel d’Anjou où l’on produit un tiers de notre consommation.
Une abondance trompeuse
A-t-on seulement eu le choix ? Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, pour produire massivement et à bas coût des denrées saines, abondantes et variées, on n’a pas cherché midi à quatorze heures. L’industrialisation à marche forcée de notre modèle alimentaire a été une réponse efficace à la forte croissance démographique. Mais cette abondance a été trompeuse. Le modèle s’est emballé et s’est travesti sans qu’on y prenne garde.
De son bureau dans le quartier des institutions européennes à Bruxelles, Éric Poudelet a longtemps veillé sur la sécurité sanitaire des aliments du Vieux Continent. Lorsqu’on a découvert en 2013 que de la viande de cheval avait été vendue pour du bœuf et transformée en lasagnes, il reconnaîtra avoir alors pris conscience de l’opacité des circuits d’approvisionnement. Et, du même coup, de la fragilité de la traçabilité des aliments par le simple jeu de factures maquillées. Souvenez-vous, dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Horsegate, cette viande de cheval provenait d’un abattoir en Roumanie, était stockée dans un entrepôt aux Pays-Bas, transitait par l’entreprise Spanghero dans l’Aude pour être livrée et transformée en lasagnes au Luxembourg. Et se retrouver dans les rayons de nos supermarchés un peu partout en Europe. « Une aberration économique », a cinglé la procureure dans son réquisitoire à l’issue du procès qui s’est tenu au début de l’année. À tout le moins, le résultat d’une industrie mondialisée jusqu’à l’absurde. C’est mathématique, plus les aliments voyagent, plus les risques d’en perdre le contrôle augmentent. À chaque étape : de la fourche à la fourchette.
Petits trafics et grosses mafias
Au printemps, le sénateur LR Laurent Duplomb a vigoureusement condamné, dans un rapport, l’absence de respect des normes des importations de produits alimentaires : « En tout et pour tout, ce serait entre 10 et 25 % des produits importés en France qui ne respecteraient pas les normes minimales imposées aux producteurs français, soit entre cinq et dix milliards d’euros de denrées illégales vendues en France chaque année. » Et de dénoncer sans détour « une atteinte à la sécurité alimentaire de nos concitoyens ».
De l’industriel négligent au petit trafiquant en passant par les nouvelles formes de criminalité organisée, difficile de faire la part des choses. On connaissait le faux sac Chanel ou la copie du Viagra. Voici le faux miel, l’huile d’olive contrefaite et le trafic de mozzarella orchestrée par la Camorra, la mafia napolitaine. L’air de rien, la fraude alimentaire s’est développée à grande échelle. En 2017, l’alimentation représentait un quart des produits détenus en douane en Europe. Les fraudeurs n’ont pas mis longtemps à réaliser qu’il y avait dans l’alimentaire beaucoup d’argent à gagner et peu à perdre. Moins en tous les cas que dans le trafic de drogue ou les ventes d’armes. « Dans les boissons alcoolisées, les méthodes de production se sont incroyablement sophistiquées. Des réseaux criminels disposent de leurs propres lignes de production », peut-on lire dans un récent rapport d’Europol. On pensait acheter de la vodka premium, on a vite fait de se retrouver avec un alcool frelaté fabriqué dans un atelier clandestin.
Faut-il que les frontières soient à ce point poreuses ? Tout le monde s’accorde pour dire qu’on ne peut pas inspecter chaque conteneur. En moyenne, on en contrôle entre 3 et 5 % en Europe. Les importateurs ont appris depuis longtemps à déjouer la surveillance des douaniers. Facile lorsque l’on pense que l’État français dépense moins de dix millions d’euros par an pour contrôler les denrées alimentaires à l’importation. « C’est moins d’une semaine de ce que l’État encaisse au titre du Loto », soupire Laurent Duplomb, attablé à la buvette du Sénat.
Pas facile de relocaliser la production
À ce compte-là, c’est sûr, mieux vaut jouer la carte du local. « Stop aux kilomètres dans mon assiette! », sur la foi d’une étude menée par la London School of Economics montrant qu’un achat de 10 euros auprès d’un producteur engendre 25 euros redistribués dans l’économie contre 14 euros dans la grande distribution, La Ruche qui dit oui, une plateforme de vente en ligne en circuit court, a lancé une pétition. Elle demande au gouvernement de prendre des engagements concrets en faveur d’une alimentation locale. Mais il en va de l’agriculture comme de l’industrie. Va-t-on pouvoir subvenir aux besoins des Français?
Excellente promesse que celle de Carrefour de vendre des fruits et légumes de saison 100 % français d’ici 2020. Mais l’enseigne n’est pas toute seule. « S’est-elle interrogée pour savoir si le tissu agricole allait pouvoir répondre? Le système agroalimentaire est organisé de telle manière que des événements géopolitiques, climatiques ou sanitaires peuvent impacter fortement les marchés. On le voit en ce moment avec la peste porcine », explique Philippe Goetzmann, fin connaisseur des tendances de consommation. C’est la même chose pour les produits issus de l’agriculture biologique. Aujourd’hui, l’offre ne suffit pas du tout à satisfaire l’appétit des Français pour le bio. C’est pour ça qu’on ne peut pas faire un pas dans un magasin bio sans tomber sur des fruits et légumes d’Espagne. Thierry Desouches est le porte-parole de Système U. Il raconte : « On reçoit des tonnes de lettres de consommateurs offusqués par toutes ces importations. Mais si on pouvait ne faire que du bio français, on le ferait bien sûr. »
Les faits sont têtus : on ne produit pas tout ce que l’on consomme. Notamment dans les fruits et légumes. Jean-Marie Séronie est agroéconomiste, il l’explique : « C’est en partie lié au coût élevé de la main-d’œuvre en France et à l’interdiction de recourir à certains traitements phytosanitaires. Résultat, certaines années on a des impasses et on doit recourir à l’importation. » C’est la même chose sur le marché de la volaille. La France s’est taillé une belle réputation dans les poulets haut de gamme (Label rouge, Loué, etc.) mais, du coup, la restauration et l’industrie n’ont d’autre choix que d’importer pour se fournir en poulets bas de gamme et bon marché.
On ne peut pas faire non plus comme si le marché unique n’existait pas. Au fil du temps, des filières se sont structurées au sein même de l’Europe, elles s’imbriquent parfois, s’entremêlent, au gré de l’élargissement de l’UE. D’ailleurs les économistes ne parlent pas d’importations en provenance de pays de l’UE mais « d’expéditions ». Et puis, il faut aussi être cohérent. Pourquoi un restaurateur de Montpellier irait acheter son porc dans les Côtes-d’Armor quand ceux, à proximité, de Catalogne lui tendent les bras ?
Il n’empêche, les consommateurs, eux, n’en démordent pas. Ils veulent des circuits courts et du local. Ils sont prêts à faire des kilomètres pour aller acheter leurs aliments en direct à la ferme, commander à l’avance des paniers de fruits et légumes issus d’une agriculture paysanne et payer un peu plus cher pour rémunérer les petits producteurs. L’idée est belle. C’est un bon moyen de retisser du lien entre les villes et le monde paysan. De passer d’une logique d’achat alimentaire guidé uniquement par le prix et l’abondance à une autre, basée sur la proximité, le goût et la transparence. Mais, ne rêvons pas, tout reste à inventer pour poser les bases d’un modèle durable.
Importer, c’est parfois plus écolo !
Pour sauver la planète, on pensait qu’il fallait à tout prix éviter d’acheter ces aliments qui débarquent par porte-conteneurs à grand renfort de fuel. Et privilégier les circuits courts. En fait, la distance parcourue par les aliments compte pour moins de 20 % des gaz à effet de serre dont nos assiettes sont responsables. C’est le mode de production qui, de très loin, a le plus des conséquences. Le recours aux pesticides, aux fertilisants, l’énergie et le matériel utilisés dans les champs, la fermentation des ruminants, etc. à elle seule, cette phase de production pèse pour 67 % des émissions de gaz à effet de serre. Des haricots verts bio importés par bateau de Nouvelle-Zélande ont un impact carbone plus faible que ceux gorgés de pesticides cultivés industriellement dans le champ d’à côté. Ramenées au kilo de marchandises transportées, les émissions par kilomètre parcouru et par tonne transportée sont dix fois plus faibles pour un poids lourd de 32 t et 100 fois plus faibles pour un cargo transocéanique que pour une camionnette de moins de 3,5 t.